Partie sur les marges du temps passé, présent et à venir, vers les lieux peu foulés par l’humain, aux bords des mondes, la jeune ethnologue, pour son premier terrain de recherche, me confie l’expérience qu’elle a vécue et que je vais essayer de narrer.
Je ne suis ni scientifique ni même écrivain, j’appartiens au genre masculin à la couleur de peau blanche, haut de taille et blond de poil, né dans le plus sud des sud au sein d’une famille favorisée par sa généalogie. Seule la curiosité incite mes mains à s’étendre sur le clavier et tapoter tout ceci. Avant cela, à tendre le microphone et enregistrer les propos de la chercheuse, qui choisit de ne pas dévoiler son identité, je veux dire ses appartenances puisque “je” est toujours “je”.
Les terres et les mers circompolaires ne se figuraient pas bien dans l’esprit aventureux d’elle, lorsqu’à ses débuts d’étudiante on s’essaye aux disciplines de compréhension de l’humanité en planète. Mais à mieux lire, à voir davantage, à écouter de progrès, le nord du Nord du monde dévoilait très petitement son mystère, trop petitement dès qu’une fois ressentis les vents fous et le sol caressant de Sibérie.
Le personnage masculin, mais femme autrement, comme elle apprendra plus bas, chamanisait en la pénombre inquiétante d’une tente circulaire, obstruant la vue d’un peu de population, mais non présence d’icelle et d’icelui. J’imagine comme le cœur bat et le regard tremble si contexte semblable offre lieu de première rencontre, mais je fabule certainement, mon interlocutrice est des plus courageuses.
Tous alors participaient au rituel et la présence étrangère importait peu, car, en effet, l’inconnu n’est pas humain dans cette performance-ci. Les invisibles êtres que propose d’intercéder le chaman -transgenre- au bénéfice du grand nombre, européenne y compris, jouent davantage au fantastique émerveillement. Ce qui se figea alors en la chercheuse, furent les paroles de l’outre monde, entendues dont ne sais où, ni quand et comment, mais vécues comme jamais intensément. Paroles traduites en nos termes européanisés, or, qui, fidèlement, on l’espère, briquent un pont avec ces lointaines conceptions - paroles universelles argumenterons d’autres ! - :
le vivant de dignité
égal et libre,
de relation
vaste [n+1]² (rythme au tambourin mimant le rayonnement infini des relations)
en partage
du pâtir et du jouir
avec la matière
X se souvint de l’étonnante chorégraphie des corps, la chamane ventre contre dos d’ours aplat du sol, la tête aveuglée d’une fourrure angora, sous trip hallucinogène fongique, chantant comme merveille la terre pleine de vocalises, les rythmes des cieux minimalistes. Chaque des participants reprenaient mezzo le couplet de paroles, dont elle qui ne connaissait pourtant pas suffisamment la langue, et tordaient a-synchroniquement les bustes, les cous, les visages et le bas genouillé en vertical.
Et de poursuivre, en de plus inentendues voix, un chant redoutable dont nous pouvons, à présent, étudier tranquillement la jurisprudence :
entité souveraine souffrant jalousement pour soi,
l’autonomie
et avec autrui
l’hétéronomie
foedus ou foetus,
converser le soi, unir l’altérité
Je crus comprendre le trouble de la scientifique, l’angoisse qui étreint toutes chercheuses à la vue, l’odorat, l’ouïe et le toucher de semblable vécu. Elle me confia, je dis confier, mais ce n’était qu’à mots calfeutrés, la confusion de l’esprit lorsque, plongée en ce spectacle, ses sens lui firent défaut - la fatigue du voyage, la rudesse du climat polaire, l’inhabituel parlé autochtone - et se réveilla presque suffocante au cœur d’une peau un peu trop chaude.
Poursuivant, X me narra sa surprise d’apprendre n’avoir pas été la seule à ployer tout contre la cantate. L’expérience chamanique offre peu d’accroches à l’habitus humain et beaucoup de s’évader en des ailleurs invisibles. Les paroles seules se figent en ego et la consciencieuse savante d’en inscrire la trace sur carnet fétiche. Voici comment, plus tard et plus proche d’Europa, s’exprime le matériau intellectuel sibérien, travaillé par université soucieuse de réceptacle doctrinal réputé, je cite :
dynamique ininterrompue confondant indiciblement
le perceptible, le sensible, l’intelligible,
À souhait, je décide de n’orienter aucunement la lecture du couplet, cependant, j’offre mes impressions plus générales sur le comment d’un tel argument : ne serait-ce le chaman lui-même qui s’exclame plein de fougue avec la plume docte en enseignement ? N’avons-nous pas été joués par l’intercesseur du là-bas haut en notre ici-près ? Invisible et visible, proche et lointain, enchaînés trop solidement ?
L’universitaire me rapporte gentiment un souvenir qu’elle a précieusement conservé en mémoire. Peu de temps après le rituel, elle discuta longuement avec la femme chamane transgenre qui l’instruit de paroles mystérieuses, ici retranscrites comme à l’accoutumée :
allouer le minimum de moyens pour le maximum d’effets,
ainsi, n’y prend part du tout ou très à moitié,
parce qu’en effet, sachant allouer un maximum de moyens à un minimum d’effets,
parfois même seul un effet recherché;
autorise, cependant, l’octroi de quelques moyens à quelques effets
et se trouve, aussi, de temps en temps, adéquatement y répondre :
sacrifions somptueusement ce quelconque POTLATCH
Je n’ai pas compris si X avait interprété ces mots venus du lointain glacé, moi-même (et mon microphone de s’éteindre !) commençant de rêvasser ces phrases, je perdis le propos des confidences. Par souci d’économie, j’arrête ici la frappe du présent texte et invite celles et ceux qui le souhaitent, à lire - en écho avec soi et toi - les pensées des bords des mondes.